Véronique Margron à la CORREF de #Lourdes
Véronique Margron à l’assemblée générale de la CORREF : « Quand des êtres vulnérables sont maltraités, c’est Dieu qui l’est »
[Document] Devant 300 supérieurs de communautés religieuses réunis à Lourdes du 16 au 19 novembre 2021, Véronique Margron, présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref) a placé le témoignage des victimes de violences sexuelles au coeur de son discours d’ouverture.
Chers frères et sœurs, chers amis,
« Imbroglio : dans les yeux de l’enfant, se mêlent la souffrance de la violence subie, le déni de sa parole et une grande solitude. Plus tard devenu adulte, l’imbroglio de son enfance se rajoutera une colère d’avoir été́ mis en danger et ne pas avoir été́ secouru. Il comprendra que c’est toute la culture d’un système qui a voulu se protéger au lieu de le protéger. Et son imbroglio ne cesse de se creuser autour de cette interrogation : « Pourquoi ne peut-on pas lui rendre justice ? » C’est tellement vital pour lui pour qu’enfin il puisse avoir la paix et que cesse de couler sa larme d’enfance. ». Parole de victime.
Convocation nous est faite par la personne qui a pris cette photo apposée à la pierre d’angle de l’hémicycle. Son visage est caché – protégé – dans les traits de cet enfant pétrifié dans une église. Le visage de chacune des victimes, qu’elle l’ait été enfant ou adulte, est là. Toutes les fois où au cours de cette semaine, nous passerons devant lui, regardons au fond de ses yeux, promettons-lui d’agir, apercevant en lui, caché derrière lui, les centaines de milliers d’autres visages, d’autres larmes, d’autres vies volées, d’autres cris interdits.
Tous nous assignent à être là, aujourd’hui, en cette assemblée générale. À enfin leur répondre avec pauvreté, avec notre chair, notre peau, avec tout de nous-même. Nous présentant vulnérables, déchirés de honte et de chagrin à l’enfance humiliée, trahie. Sans plus de protection, ni celle de notre Église, de nos communautés, de nos mœurs, de nos traditions, de nos discours.
Bien douloureusement, nous ne rendrons à aucun son enfance, sa confiance, sa légèreté de vivre. Il est trop tard pour cela. Et cette réalité me plonge, à chaque récit, à chaque rencontre, dans des ténèbres. Celles du mal commis, irréversible, irréparable comme tel, celles du mal subi, qui tapi dans l’ombre ronge et mine tout au-dedans, toute la vie parfois. L’agression sexuelle, parée des atours glaçants de l’affection, de l’élection, du nom de Dieu même, a des conséquences qui s’autonomisent pour venir dévorer, jusqu’aux proches.
Oui pour tout cela il est trop tard et on ne peut « recommencer à zéro », pas plus que « tourner la page ».
Prendre nos responsabilités
Mais il revient à notre génération de prendre ses responsabilités. Aujourd’hui, c’est à nous, qui sommes à cet endroit, de le faire. Pleinement. Se décider à agir, avec modestie autant qu’avec détermination. L’heure n’est pas historique. Car il aurait été historique de pouvoir interrompre l’action des prédateurs, le silence de nos maisons, le déni de justice et de vérité, comme on parvient à interrompre une sourde cruauté contre les petits, à se lever contre l’iniquité. Nous ne l’avons pas fait, y compris si depuis longtemps certains ont alerté et y ont laissé une part de leur vie. Alors oui la modestie s’impose.
Humblement donc, il nous revient de faire ce qu’il faut faire maintenant. Être responsable, non en général, mais dans le plus singulier de l’histoire. Nous avons assumé, lors de notre assemblée d’avril dernier, une « responsabilité collégiale ». Nous qui sommes rompus aux assemblées de Chapitre dans nos instituts et communautés, nous connaissons la force de ce terme. La collégialité ne dissout pas – bien au contraire – la part de chacun. Elle est la reconnaissance qu’il nous faut nous lier pour juger de la situation avec le plus de justesse possible. Délibérer pour agir. Chacune, chacun, pèse à parts égales dans la discussion, afin qu’ensuite la responsabilité soit véritablement partagée, au cœur et en même temps au-delà des responsabilités que chacun doit assumer et dont il a à répondre. Délibérer, décider. C’est ce que nous avons fait en novembre puis en avril. Reste l’essentiel, sans lequel les phases précédentes sont vaines. Faire entrer la décision dans le réel et en suivre la mise en œuvre.
Nommer le mal
Ce faisant, nous essayons, dans l’écoute des victimes et des témoins, dans l’attention au rapport de la CIASE et le travail qu’il exige, de nommer le mal, de regarder l’intolérable, l’injustifiable. Notre fausse compréhension de la compassion, de la bienveillance, notre volonté de sauver ou garder les « nôtres », entre autres facteurs, nous ont amenés à considérer les séries d’abus et les atteintes sexuelles comme des « gestes déplacés », voire « malencontreux », à parler « d’erreurs, de faiblesses », là où il y a agression, violence, mensonge, abus de pouvoir et de conscience. Permettez-moi de vous lire – avec l’accord de l’autrice – quelques lignes d’un des derniers courriers reçus, vendredi dernier. « Comment trouver un mot assez fort pour dire l’innommable ? En fait c’était un pervers, et vous osez appeler cela une erreur ? J’étais détruite, il a continué… j’étais détruite… j’ai cru mourir de honte, de chagrin, de dégoût. Il était mon ami et il m’a volé mon intégrité psychique et physique, il m’a salie dans ma dignité de femme. Il m’a demandé de ne pas en parler car sinon sa vie serait détruite… J’ai tenté de parler, mais ils ne m’ont ni écoutée ni crue. Je suis en miettes. Il est mort et me hante toujours. Et vous oser écrire que ‘c’était une erreur’ ».
Voilà où nous sommes. Plus encore sans doute dans nos communautés où nous vivons avec nos frères et sœurs, que dans l’Église diocésaine. Nous le savons, si la famille, les familles, peuvent être les plus fondamentales et les plus belles des affections, des protections, elles peuvent aussi – depuis la nuit des temps – s’avérer le lieu du pire. Fracas incestueux et incestuels, dans l’Église aussi, quand les enfants ne sont pas protégés de la sexualité des adultes, quand ces derniers s’autorisent à s’approprier le corps, l’âme, l’intimité de l’être en construction, petit ou grand, mineur ou majeur devenu vulnérable par l’abus premier, celui de la parole pervertie, qui invente un réel qui n’existe pas et enserre sa proie, insidieusement. « Malheur, ces gens qui déclarent bien ce qui est mal, et mal ce qui est bien, qui font des ténèbres la lumière et de la lumière les ténèbres ». (Isaie, 5, 20)
L’incestuel participe de l’imbroglio comme stratégie de l’agresseur. Mêler les registres, créer de la confusion des gestes, des paroles, des places. Déni d’altérité, de l’inviolabilité du corps, de l’âme, de la conscience. Autant de meurtres de l’identité dont nos Maisons se sont rendues co-responsables, par action ou omission, par cécité ou légèreté. Cet excès du mal a atteint chez la victime l’estime de soi, le pouvoir de se dire, se raconter, faire. Retrouver de la capacité, restaurer de la dignité, est ce qui nous incombe comme impératif. Il nous faut trancher.
Faut-il nous souvenir de ce terrible chapitre 19 du livre des Juges puis de ce qui suit : une femme meurt après un viol collectif, massif, et s’ensuit une guerre civile dont les femmes seront à nouveau les victimes désignées. Le Lévite, réfugié dans la maison du vieillard, n’essaie pas d’implorer les Guibéonites. Il livre à la place sa compagne. Alors qu’il est consacré à Dieu, il ne se tourne pas vers lui. Ils sont deux à rester anonymes : la femme et Dieu. Comme l’écrit avec force le fr. Philippe Lefebvre, ils sont tous deux au centre du texte, Dieu et la personne malmenée au milieu de tout. Qui touche l’un des deux, touche à l’autre. (Phlippe Lefebvre, Comment tuer Jésus, Cerf, 2021, p. 190)
Au cœur de notre vocation humaine, religieuse
Conscience décisive. Car nous pourrions dire – non sans arguments, tous, que nous avons autre chose à faire que de passer nos AG sur cette noirceur, cette boue. Que nous sommes entrés dans la vie religieuse pour donner le tout de nous-même, autant que cela est possible, au Christ, à son évangile, pour en témoigner, l’annoncer, le célébrer. Dire encore que si nous avons consenti aux responsabilités confiées par nos communautés c’est pour les servir, les soutenir dans la foi, favoriser leur engagement pour ce monde que Dieu aime. Tout cela est vrai. Nous pourrions enfin dire que nous avons bien d’autres soucis, le covid, les fragilités humaines et démographiques, les questions économiques, les projets missionnaires, l’avenir même de la vie religieuse en France… Et c’est juste.
Mais si nous entendons pour de vrai, en notre âme autant qu’en notre esprit, que quand un enfant est violenté, atteint en son intimité, quand une personne est mise sous emprise afin de servir des desseins monstrueux, quand une femme est bafouée, alors c’est le messie lui-même qui est outragé. Quand nous passons notre chemin, fermons les yeux sur ces destructions humaines, demeurons dans la sclérose du cœur, c’est le messie crucifié que nous trahissons et livrons, une fois de trop, à ses bourreaux. Si nous entendons cela, alors prendre enfin soin de ces vies, prendre les décisions pour que ceci ne puisse recommencer, est au cœur de notre primordiale mission et de votre vocation même. Ce n’est pas à côté. Quand des êtres vulnérables, enfants et adultes, sont maltraités, c’est Dieu qui l’est. Abuser d’eux, c’est abuser Dieu.
D’autant que notre appartenance à l’Église n’est pas optionnelle. Nous ne pouvons prendre le meilleur et nous dédouaner du pire. Pas plus que pour les histoires, toujours au sang-mêlé, de nos ordres religieux, instituts, sociétés, communautés. Il faut tout prendre. Aujourd’hui, hier aussi d’ailleurs, notre Église est et du côté de Babylone et du côté de la Jérusalem de l’Apocalypse. « Elle est tombée, elle est tombée, Babylone la Grande ; elle s’est changée en demeure de démons, en repaire pour toutes sortes d’oiseaux impurs et dégoûtants… » (Ap. 18, 2). « Je vis la Cité sainte, Jérusalem nouvelle, qui descendait du ciel, de chez Dieu ; elle s’est faite belle, comme une jeune mariée parée pour son époux » (Ap. 21, 2). Une Église qui nourrit notre foi par la Parole de son Seigneur, par l’adossement à la tradition, par le pain des sacrements et l’engagement en faveur de tous. Une Église qui nous a fait rencontrer des visages magnifiques de sœurs et de frères, d’amis de Dieu, dont la vie profonde, présente nous a donné le goût et le désir ardent de se faire leurs compagnes et compagnons de voyage.
Passer aux actes et en assurer le suivi.
Alors pour eux tous, pour les victimes d’hier et d’aujourd’hui, pour le Christ et son évangile, pour l’Église, peuple de Dieu et corps brisé de son Seigneur qui se tient au milieu du pire, nous sommes convoqués lors de cette AG à sortir de toute fausse parole, de tout blasphème qui consiste à ne pas faire ce que Dieu attend. Nous ne sommes les détenteurs de rien, et pas davantage de nos fonctions, de nos charges, de nos ministères même. Mais des mendiants qui reçoivent le don inespéré d’être attachés au Christ, de désirer le suivre, l’aimer, témoigner de son l’Évangile. Approcher du Christ, le servir, impose de répondre de la chair martyrisée, de l’intégrité violentée dans nos propres Maisons de Dieu.
« Quand le filet est plein, les pêcheurs le tirent sur le rivage, puis ils s’asseyent, recueillent dans des paniers ce qu’il y a de bon et rejettent ce qui ne vaut rien » (Mt 13, 48).
La conférence des évêques a pris résolument, il y a quelques jours ici même, des décisions fortes et claires.
À nous, maintenant, de faire notre inventaire de ce qui doit être jeté, transformé, réformé, conforté. Pour sortir de l’imbroglio ceux que nous y avons condamnés.
Véronique Margron, op. Présidente de la CORREF 16 novembre 2021, Lourdes.
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